Pierre et Marie : du berceau A la tombe
ou la vie quotidienne en Nouvelle France entre 1720 et 1750
Suivons Pierre et Marie, personnages totalement sortis de notre imagination, dans
les périples de leurs vies. Assistons à la naissance puis à l'apprentissage durant l'enfance. Retrouvons
Pierre et Marie adolescents puis jeunes adultes fondant
une famille. Regardons-les vivre entre travaux
agricoles et religion. Parfois la maladie les surprend.
Puis vient la vieillesse et la mort.
Cette mini fiction est, bien sûr, un aperçu pour se familiariser avec la
vie des Canadiens ruraux au XVIIIème siècle. Une littérature abondante
existe sur le sujet, de la plus généraliste à la plus ciblée.
En fin d'article, vous trouverez quelques titres qui nous ont aidé à rédiger
notre aventure. Ces ouvrages sont pour la plupart, disponibles via les librairies
du Net.
Comme toutes les naissances, celle de Pierre ou celle
de Marie sont l'affaire des femmes. Aux premiers indices de l'accouchement, les voisines
et parentes ont envahi la maison, rejetant les hommes hors du lieu : il n'est pas
pudique qu'un mari voit sa femme en plein accouchement. Elles soutiennent la future
mère tant moralement que physiquement, tiennent sa maison, prodiguent moultes
conseils et assistent la sage-femme Madeleine dans sa tâche.
Anne, la future mère de Pierre, se repose pour l'instant sur la paillasse installée
devant l'âtre où pend un chaudron d'eau chaude. La pièce commune plongée
dans une quasi obscurité est surchauffée : l'enfant qui va naître
passera ainsi d'un endroit chaud et noir à un autre endroit chaud et noir.
Une nouvelle contraction déforme le visage d'Anne. Sa mère et Madeleine
épongent la sueur sur son front. Cette dernière a le geste sûr, précis.
Elle a appris sont métier de sage-femme avec sa propre mère et a déjà
accouchée 12 femmes, en plus d'elle-même. Elle a passé avec succès
les 2 examens : celui de Monsieur le curé qui lui a accordé le droit à
administrer le bapteme en cas de malheur pour l'enfant et celui du chirurgien du
Roi. Chose rare car, dans ces campagnes reculées, aller à la grande ville
n'est pas chose aisée. En plus, Madelaine a été élue par les
femmes de la paroisse. Il faut dire que son "toucher" est délicat
et son sens de l'observation lui assure prudence mais aussi rapidité de décison.
Contrairement à certaines de ses consoeurs trop jeunes ou maladroites, elle
se lave fréquemment les mains aux ongles ras. Elle n'est pas une adepte de la
saignée. Quand sa protégée le lui demande, elle lui sert un bouillon
de poule léger sans insister car elle n'aime pas nettoyer les vomissements nauséabonds.
Dans toute sa carrière, elle n'a dû accoucher qu'une enfant par le siège.
Grâce à sa douceur et sa patience, elle est parvenue à la faire sortir
par les pieds sans perdre ni l'enfant, ni la mère. Pour récompense, la
famille lui avait donné provisions de bouche. Cette fois-ci, la situation est
normale et Madeleine attend paisiblement que la nature fasse son oeuvre.
Anne vient de se lever. Elle tourne dans la pièce soutenue par sa mère
et une voisine puis elle s'accroupit, se redresse, marche à nouveau en jurant
que cette fois-ci, c'est la dernière, que Jean son mari ne l'approchera plus.
C'est sa façon d'extérioriser sa douleur et elle a pour cela un langage
très fleuri mais personne ne le lui reproche : "tu enfanteras dans la douleur"
a dit le Seigneur. Alors même si Anne n'a pas si mal que ça - elle a déjà
trois enfants - elle se doit de crier.
Les contractions se rapprochent de plus en plus. Anne s'accroupit, trouvant un répis
dans cette position. Mais Madeleine la fait asseoir, les reins soutenus par un oreiller.
Ainsi elles sont toutes les deux à l'aise pour aider le nouveau-né dont
la tête apparaît entre les cuisses de sa mère. Et le voici enfin criant
avec force pour prouver sa vitalité. Madeleine l'enveloppe dans son tablier
et coupe le cordon. C'est un beau garçon joufflu que toutes les femmes présentes
veulent admirer puis elles prennent soin d'installer Anne dans la "cabane"
- le lit conjugal - pour que le sommeil réparateur lui redonne des forces.
Pendant ce temps, Madeleine inspecte l'enfant de la tête aux pieds, vérifiant
qu'il est bien formé et que tous les orifices sont ouverts. Le garçon est
bien bâti et elle n'a pas de "corrections" à effectuer. Elle
l'emmaillote étroitement, les bras le long du corps, les jambes bien droites
et la tête rigide. Elle réhitère ses conseils auprès de la jeune
mère : il faut changer le maillot au moins trois fois par jour mais s'il a uriné,
il suffit de l'essuyer car l'urine a des vertus curatives. Il ne faut pas non plus
le laver puisque la crasse protège la peau. Elle a d'ailleurs laissé sur
l'enfant les matières gluantes de la naissance. Et jusqu'à son baptème
dans trois jours, il restera avec sa mère dans le noir.
Anne et son bébé dorment d'un profond sommeil. Pourtant Anne devra quitter
son lit dans quelques jours pour de nouveau travailler et s'occuper des ainés.
Elle est solide et n'a jamais fait d'hémorragie. Mais dans la paroisse, deux
femmes sont mortes après l'an nouveau : l'une le jour de ses couches et l'autre
dans la semaine qui a suivit.
Bébé robuste, Pierre vit un mois dans son maillot
complet, prenant peu à peu conscience du monde qui l'entoure, accroché
à un clou dans la pièce commune ou sous la surveillance de Catherine, Jeanne
ou Marguerite, ses soeurs ainées qui à elles trois n'ont pas vingt ans.
Enfin, il peut tourner la tête et bouger les bras : il a deux mois. Lasse de
nettoyer les langes, Anne lui apprend vite à être propre et lorsqu'elle
le change, elle le pose sur une pierre froide pour qu'il urine et lui glisse un petit
bout de savon dans l'anus pour qu'il défeque. A huit mois, Anne lui libère
les jambes et l'habille de la robe qu'il portera jusqu'à ses sept années.
Elle décide aussi qu'il est temps d'apprendre à marcher. Pour cela, Jean
a confectionné un petit cerceau en osier avec des roulettes que Pierre pousse
pour assurer ses pas, la tête protégée par un bonnet à bourrelets.
Il a aussi fabriqué pour son premier garçon un cheval de bois, une toupie
et une charette à son échelle. Pierre suit sa mère partout dans la
ferme et souvent, elle doit lui faire peur pour qu'il évite de se faire mal.
Parfois même, sa témérité lui vaut quelques giffles.
Puis vient le temps du sevrage complet. Pierre a dix-huit mois et mange de la bouillie
de pain trempé de lait depuis un moment déjà mais Anne lui donnait
encore le sein. Bien qu'elle redoute les maladies infantiles qui vont bientôt
s'abattre sur lui, il doit manger par lui-même. Entouré de chansons et
des discussions entre familles depuis sa naissance, Pierre commence à parler
distinctement. Pour ses deux ans, Jean l'autorise à lui donner la main pour
les travaux de la ferme. Pierre garde les moutons tout en chassant les oiseaux du
champs de blé. De temps à autre, il échappe à la corvée
et court rejoindre les garçons de son âge pour pêcher, se chamailler,
tendre des collets et jouer à colin-maillard.
Le grand jour est arrivé : Pierre a sept ans, "l'âge de raison"
et sa mère lui a confectionné une culotte et une chemise dans un vieux
vêtement de son père. Maintenant, s'il fait une grosse bêtise, il
est responsable de ses actes devant la justice. Monsieur le Curé l'a accueillit
pour sa première confession et en sortant de l'église, il a croisé
une petite fille brune jolie comme un coeur que surveillait farouchement un grand
frère à peine plus âgé que lui.
Marie a l'air sévère, consciente de son devoir de petite femme. Elle aide
sa mère dans les travaux de cuisine et de ménage.Elle a la garde de son
petit frère mais aussi de la basse-cour. Elle entretient le potager et manie
déjà l'aiguille avec habileté. Pierre a eu de la chance de la voir
car elle sort peu de la maison et jamais sans un chaperon : grand frère, grand-mère,
père, mère ou voisine
Pierre et Marie sont des enfants heureux : les fermes de leurs parents fournissent
du bien en suffisance. Ce n'est pas le cas de Paul et Angélique qui ont été
placé à l'âge de quatre ans chez Maître Charles le menuisier.
Ils y resteront jusqu'à leur majorité ou leur mariage.
Pierre et Marie se retrouvent chez Monsieur le Curé
pour le cathéchisme et préparent leur communion puis leur confirmation.Ils
sont à présent des jeunes responsables de leur âme et doivent se soumettre
au dogme religieux. Il la regarde fièrement du haut de ses quatorze ans. Elle
lui répond par le joli sourire de ses douze années. S'ils le désirent,
ils pourraient déjà se marier mais, prudents l'un et l'autre et pas encore
sûrs des sentiments qui les rapprochent, ils attendent encore.
Pierre a vu partir certains de ses camarades de jeux : la maladie a presque emporté
la moitié des jeunes de son âge, la pauvreté a jeté Gilles dans
l'aventure de la traite des fourrures plus à l'Ouest et André s'est engagé
comme matelot sur un navire marchand puis Jeanne, l'amie de Marie, a pris le voile.
Pour fêter les quinze ans de son fils, Jean a acquis une censive auprès
du Seigneur des lieux : 4 arpents sur 40 (1 arpent linéaire égale 64 m,
soit 160 arpents de surface ou 48 hectares) de bonne terre avec un accès à
la rivière. Mais il faut à Pierre la défricher en plus du travail
à la ferme partenelle. A raison de 2 arpents par an, il n'est pas au bout de
sa tâche !
Ce soir Marie ne tient plus en place : c'est la veillée de la St Jean et Pierre
sera là pour danser avec elle. Le temps lui a paru bien long entre les veillées,
les moissons auxquelles participent tous les habitants du village et ces jours de
fête où elle peut échanger avec lui quelques mots. Bien sûr ses
frères veillent jalousement à sa vertu. Pourtant ils ne sont pas irréprochables
et visitent la Louise dès que son mari est à la ville. Elle sait bien que
Pierre aussi fait son "apprentissage" chez cette femme, mais comme dit
Henri, son père : "il faut que jeunesse se fasse". De toutes façons,
elle n'est pas si niaise : les cloisons du lit clos de ses parents ne sont pas étanches
aux bruits...
Pierre a enfin terminé la mise en valeur de sa censive : il a mis en champs
près de 12 arpents de long (768 m, soit le 1/3 de la surface total de la censive
: 16 hectares) et laissé le reste en bois debout pour le chauffage. Avec l'aide
de ses amis et voisins, il a construit la maison en bois avec sa cheminée et
son four en pierres à 20 toises (40 m) de la rive par éviter d'avoir les
pieds dans l'eau au printemps. A un arpent de là (64 m) la grange au toit de
chaume se dresse dans la verdure.Plus tard, il y mettra les gerbes et y aménagera
l'étable et l'écurie. Il manque encore le bétail mais son père
a promis de lui céder poules et dindes, quelques moutons et une vache. Pour
débuter, ce n'est pas mal. Satisfait, il caresse le chanfrein du cheval que
son oncle lui a offert pour ses vingt et un ans .
Pierre prend une profonde inspiration et son courage à deux mains. Après
toutes ces années à la regarder depuis le jubé pendant la grand'messe
du dimanche, à lui jeter des regards charmeurs pendant les longues veillées
hivernales, à lui offrir mouchoir de cou et cuillère de bois sculptée
de ses mains, il est temps de lui donner "sa parole". Et puis il y a ce
soldat qu'héberge les parents de Marie...
Aujourd'hui, Pierre est d'humeur joyeuse et il est fier
de se promener avec Marie à son bras. Son père a accepté de lui donner
sa fille bien qu'il trouve que Pierre soit encore jeune. De son temps, on s'épousait
plus tard, vers 27 ou 28 ans. Marie a vingt-deux ans et la stature solide d'une bonne
mère. Pierre est un bon gars, travailleur et sa famille a du bien. Tout compte
fait, l'accord lui semble profitable.
Monsieur le Curé convoque les deux promis pour discuter avec eux du mariage
et de ses engagements définitifs. Satisfait de leurs réponses, il décide
en accord avec les deux familles que le mariage sera célébré le premier
mardi de novembre. Les bancs sont donc publiés pendant trois semaines à
la messe du dimanche afin que, s'il en était, les personnes qui s'opposeraient
au mariage puissent se faire connaître.
Pour assurer la bonne marche du futur couple, Henri tient à ce qu'un contrat
précisant la répartition des biens apportés de part et d'autre et
les responsabilités respectives soit dressé devant notaire. Pierre accepte
: c'est la coutume et c'est à lui que reviendra la gestion du patrimoine de
la famille à venir. En plus, Marie a presque terminé son trousseau. Elle
apportera aussi deux coffres à linge, une huche à pain et son chaudron.
Les premières neiges ont feutré le village. Tout semble paisible sous les
pâles rayons d'un timide soleil. Pourtant derrière les murs, on s'active
de partout depuis plusieurs jours déjà : le tripotage du cochon qu'Henri
a tué bat son plein, les tourtes sont au four, les chevreuils dépecés,
les perdrix sur les broches... Servanne ajuste les plis du casaquin de sa fille qu'elle
lui a confectionné dans un beau drap de laine écarlate avec un jupon piqué
assorti. Marie est resplendissante mais sa tenue reste modeste : Monsieur le Curé
pourrait refuser de bénir le mariage si elle portait un vêtement trop décolleté.
Servanne épingle dans le chignon un voile de mousseline brodé au tambour
par sa soeur.
Tous, voisins, voisines, parents et amis, ont répondu à l'invitation et
ils sont présents dans leurs beaux vêtements du dimanche. Voici Henri en
tête du cortège conduisant sa fille jusqu'à l'hôtel puis Pierre
s'agenouille auprès de sa promise. Monsieur le Curé après avoir vérifié
âges, état civil et religion, bénit les anneaux que Pierre et Marie
s'échangent avec leurs engagements mutuels. Puis il rappelle à chacun la
signification du serment de mariage et célèbre la messe.
Et c'est la noce, la fête, la joie et toute l'assemblée envahit le champs
où Henri a fait dresser tables, tréteaux et bancs. On mange, on boit, on
chante, on danse. Et ce jusqu'au lendemain (1)
Si pour la loi, Marie est pupille de son époux, dans sa nouvelle maison, elle
domine avec charme et ruse pour respecter les formes et laisser croire à tous
et surtout à Pierre qu'il porte la culotte. Mais ils sont avant tout complémentaires
dans les travaux quotidiens. A Marie incombe l'entretien du feu, la cuisine, la couture,
le tissage, l'eau du puits au baquet à lessive en passant par le pichet, le
jardin et le potager, l'éducation des garçons jusqu'à 7 ans puis des
filles uniquement.Son domaine est la maison. Elle est le "Ministre de l'Intérieur".
Pour sa part, Pierre s'occupe de la gestion du patrimoine qu'il fait fructifier,
de la culture des champs, de la coupe du bois, la gestion du bétail et des échanges
avec le reste du monde. Son domaine est dehors. Il est le "Ministre des Affaires
Extérieures". Ce qui n'empêche pas Marie de prêter mains fortes
à son époux lors des grands travaux agricoles tels que fenaison et moisson.
Partout dans le village, on les cite en exemple. Pierre est un bon mari : bon gestionnaire,
travailleur, honnête, sobre et surveillant sa femme. Marie est une parfaite
épouse : bonne ménagère et cuisinière, sachant ne pas se méler
des affaires de son homme, économe, patiente et tolérante. Et en plus,
son ventre s'arrondit... Pourvu que ce soit un garçon.
Ces deux-là sont faits pour s'entendre. Ce n'est pas comme la Louise et son
Philippe. Il devrait demander la séparation de corps à l'Officialité
(tribunal religieux) mais tel qu'on le connait, il lui trouvera encore des excuses
et elle conservera un mari cocu et son douaire. Mais pas sa réputation. Et cette
pauvre Marguerite que son mari bat comme plâtre. L'autre jour, elle avait le
bras cassé et a enfin décidé de demander la séparation. Pourtant
il n'en existe pas de plus douce et résignée mais il y va de sa vie. Et
il parait aussi qu'il dilapide l'argent du ménage à la taverne. Elle n'a
vraiment pas de chance : son premier mari meurt de la fièvre et le second la
maltraite.
Pierre mène bien sa barque : le cens de 5 sols par arpent
et la rente qu'il doit au Seigneur des lieux, la dime et la taxe du moulin banal
ne sont plus que des sommes dérisoires. Il pense même à acheter une
nouvelle censive car la famille s'agrandit. Marie lui a déjà donné
trois beaux garçons malgrè une "blessure" (fausse couche) entre
les deux derniers. Ainsi en attendant de la céder en héritage, il pourra
la louer. Il a suffisamment d'argent pour payer les lods et vente équivalant
au douzième du prix de vente. Il faudra qu'il en parle avec le notaire puisque
le Seigneur des lieux est resté en France. Avec la rente que sa soeur Catherine
lui verse en dédommagement de son héritage - leurs parents lui ont laissé
l'usufruit de la ferme en échange de leur entretien -, il réalise encore
un petit pécule qu'il conserve à part en cas de besoin.
Assis devant sa maison, Pierre tire sur sa pipe en terre. Il contemple la côte
que constituent les censives de ses parents et voisins, presque tous des amis. Il
apprécie toujours cette solidarité qui se manifeste à tout propos
envers l'un des trente foyers établis le long de la rivière. La côte
est même une paroisse puisqu'elle vit suffisament confortablement pour entretenir
Monsieur le Curé et son église. Pierre est ici chez lui et il s'y sent
bien.
Mais assez rêvassé : le travail ne manque pas. Après les labours d'automne,
ceux d'avril à la fonte des neiges. Puis viennent les semailles et le hersage.
Cette année, Pierre a mis en culture les parcelles de l'Ouest : les trois quart
en blé, le reste en orge, avoine, pois et fèves. En août, il faut
récolter. Puis à nouveau les labours mais cette fois-ci, sur les parcelles
de l'Est. Pierre se demande s'il va semer du blé d'Inde (maïs) et du lin
dans la parcelle derrière la grange.
L'hiver dernier, les loups ont mangé cinq des quinze moutons dans l'enclos.
A Pâques, Pierre a tué un ours qui salivait sur un veau tout juste né.
Ce jour-là, la truie a mis bas dix porcelets bien roses que l'on tuera à
l'automone pour fumer et saler la viande. Et le lendemain, Pierre, secondé par
ses chiens, a rapporté un chevreuil. Pourtant, il n'était pas content :
un orignal lui était passé sous le nez.
Marie revient du potager avec un panier de légumes et une fleur de tabac. La
voyant passer, les poules et les dindes piaillent comme si elles n'avaient jamais
mangé ! Derrière elle, la petite Anne trottine déjà, essayant
d'attraper le chat.
Surgissant du bois, voici Paul et Jacques faisant la course sur leurs chevaux. Petit
Louis hausse les épaules et claque de la langue pour faire avancer le boeuf
attelé à la charette de foin. Cet hiver, c'est lui qui conduira le traineau
chargé de bois de chauffe.
Marie se tient les reins : son gros ventre lui tire le dos. Elle s'installe au rouet
pour filer la laine de ses moutons, plus douce que le lin. Derrière elle, sur
le métier à tisser, une couverte est en cours. Elle entend les coups de
marteau de Pierre et les garçons : ils agrandissent la maison.
A la tombée de la nuit, toute la famille se retrouve autour de la table, mis
en appétit par le labeur et le fumet du ragout qui mijote dans le chaudron.
Le Bénédicité dit, les écuelles de bois des enfants et les assiettes
en étain des parents disparaissent sous le ragout trempé de pain. Rassasiés,
chacun rejoint sa couche : Paul, Jacques et Petit Louis se pelotonnent sur la paillasse
et tirent la peau d'ours sur leurs épaules. Anne dort encore dans le berceau
de bois. Pierre et Marie, après la prière dite par tous, tirent les rideaux
de la cabane et bientôt, les respirations profondes du sommeil trouble le calme
de la maison.
Tout semble calme ce matin : la neige épaisse étouffe
le moindre bruit et le froid enferme chacun dans sa maison. Pourtant des quintes
de toux résonnent sinistres : Jacques a la grippe. Malgré la peau d'ours
et les couvertes de laine, il tremble de fièvre. Pierre et Marie ont eu une
rude discussion sur la manière de le soigner car Marie n'a aucune confiance
en les pratiques et usages des médecins patentés. Les saignées et
autres lavements ne font qu'affaiblir d'avantage le patient. Elle a eu gain de cause
et prépare une tisane à base de plantes utilisées par les Sauvages
pour traiter leurs maladies : l'épinette rouge et le capillaire sucrés
de sirop d'érable. Et pour activer le remède, toute la famille est en prières.(2)
Travaillant depuis sa plus tendre enfance, Pierre souffre en permanence d'une hernie
discale. Elle est sa compagne depuis si longtemps qu'il la supporte sans mot dire.
Sans compter que souvent la "foire" touche la famille quand l'eau de la
rivière remonte dans le puits ou quand les pluies y font ruisseler le tas de
fumier.
Peu à peu l'usure des grossesses et la peine des
travaux se font sentir, plus pesantes chaque jour. A 50 ans, Marie est une vieille
femme. Les forces de Pierre diminuent et il sait qu'il est moins vif, que le douleur
est plus oppressante, le travail effectué plus pénible. Alors il a décidé
de mettre son sort et celui de sa femme entre les mains de Paul. C'est un devoir
essentiel et son fils ainé accepte volontiers.
Rendez-vous est donc pris chez le notaire pour la rédaction de la donation entre
vifs. Paul reçoit l'intégralité des biens de ses parents. En échange,
Pierre et Marie gardent l'usufruit d'une chambre et l'assurance jusqu'à leurs
décès respectifs de leur entretien en provisions de bouche, vêtements,
bois de chauffage et chandelles. Paul leur propose pour améliorer l'ordinaire
de leur fournir aussi tabac, eau de vie et sucre d'érable. Ainsi Pierre et Marie
passent de vieux jours paisibles en aidant dans la mesure de leurs moyens s'amunuisant,
aux tâches quotidiennes.
Chemin embourbé par le dégel, rivière charriant
encore trop de glace pour être navigable... Monsieur le Curé frappe enfin
à la porte et le notaire lui ouvre la porte. Pierre est couché, respirant
à grand'peine, le teint blafard, les yeux noirs de cernes. Il est sécoué
de temps à autre par une violente quinte de toux qui fait trassauté douloureusement
son vieux corps avant de le laisser à demi inconcient. Mais il est tranquille
: il vient de dicter son testatment pour règler les conditions de son enterrement
et s'assurer par legs la prière des vivants le plus long temps possible.
Monsieur le Curé s'installe près du lit, passe son étole violette.
Lorsque la lucidité de Pierre est évidente, il l'entend en confession,
lui donne la communion et l'extrème onction. Pierre est en règle avec sa
conscience. C'est "la bonne mort".
Une quinte de toux. La dernière. Marie se sent tout à coup abandonnée
malgrè les enfants, les voisins, les amis qui prient autour d'elle pour le salut
de l'âme de Pierre.
Déjà on procède à la toilette du mort et Marie apporte les plus
beaux vêtements. Le corps de Pierre est exposé sur une planche dans la
pièce commune. La veillée funèbre se prolonge ainsi jusqu'au lendemain.
Ainsi personne ne risque d'être enterré vivant. Et les amis éloignés
peuvent visiter le mort.
Bien qu'il fasse froid, Monsieur le Curé procède rapidement à la levée
du corps. On place le cadavre nu dans un linceul puis dans un cerceuil que l'on transporte
en procession jusqu'à l'église, Monsieur le Curé et les enfants de
choeur devant, les hommes puis les femmes derrière. La cérémonie est
simple comme l'a voulu Pierre dans son testament. Ses fils portent le cercueil et
le déposent devant l'autel. La messe dite, le cerceuil est porté jusqu'au
cimetière à coté de l'église. Le corps seul est déposé
en terre et enseveli dans son linceul par quelques pelletées de terre. Seuls
deux témoins assistent à la mise en terre et signent l'acte de sépulture,
la famille restant dans l'église à prier.
La mort fauchant vite et bien, Marie survit à son époux jusqu'à Pâques.
Mais c'est un départ vers un monde meilleur et la vie continue avec ses naissances,
ses travaux des champs, ses épousailles, ses maladies et ses prières...
Nota : il est évident que nous avons créé une famille type sans histoire, ni particularisme à une période de calme relatif où les échauffourées avec les Britanniques ou les Natifs étaient peu fréquentes, où les épidémies laissaient quelques répits, où les disettes ne serraient pas les estomacs. Une sorte de paradis artificiel, en somme ;-)